L'andalou devient définitivement romantique en embrassant le catholicisme, car dans le mythe de Jésus il se reconnaît narcissiquement, il assiste à sa propre passion et à sa propre apothéose et se contemple vengé de tous les bourreaux. Dans le même temps, il trouve en la Sainte Vierge -considérée comme une mère- le moyen d'exalter ses débordements de tendresse.
Le complexe de l'incapacité politique s'exprime sous la forme d'une protestation universelle, d'un scepticisme absolu, d'une invocation désespérée à la mort pour garder la force de vivre. Le peuple andalou est trop affectif pour ne pas être religieux. C'est à cause de cette affection que les missionnaires du catholicisme purent lui imposer leur mythologie évangélique, leur message de douleur et d'amour, leur théologie romantique. Mais ils ne purent effacer totalement son fond islamique ou ancestral de doute, auquel on peut attribuer la charge de sensualité profonde toujours présente dans sa joie.
Extrait, Le FLamenco, entre révolte et passion.
Gabriel et Bernardo Sandoval
Musique : Djelem, Djelem - Kocani Orkestar
LVII. À Une Madone
Ex-voto dans le goût espagnol
Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire
En mémoire de son Indignation, de sa transmission et de sa passion.
En souvenir d'un moment partagé autour de ce poème à La Charité-sur-Loire,
un bel été de 2011. Merci d'être arrivé jusqu'à nos coeurs.
Vive les Instants Poétiques !
À Une Madone
Ex-voto dans le goût espagnol
Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée.
Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal
Savamment constellé de rimes de cristal,
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;
Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,
Je saurai te tailler un Manteau, de façon
Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,
Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;
Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !
Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,
Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,
Aux pointes se balance, aux vallons se repose,
Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose.
Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers
De satin, par tes pieds divins humiliés,
Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte,
Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte.
Si je ne puis, malgré tout mon art diligent,
Pour Marchepied tailler une Lune d'argent,
Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles
Sous tes talons, afin que tu foules et railles,
Reine victorieuse et féconde en rachats,
Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats.
Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges
Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges,
Étoilant de reflets le plafond peint en bleu,
Te regarder toujours avec des yeux de feu ;
Et comme tout en moi te chérit et t'admire,
Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe,
Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux,
En Vapeurs montera mon Esprit orageux.
Enfin, pour compléter ton rôle de Marie,
Et pour mêler l'amour avec la barbarie,
Volupté noire ! Des sept Péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept couteaux
Bien affilés, et comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant !
Le comportement de la foule sur le passage des pasos est très révélateur de
cette tendance à humaniser les Images. La Vierge est toujours traitée comme une femme et les piropos qui lui sont adressés (¡guapa ! ¡olé madre más hermosa !), qui sont de vrais compliments galants aussi bien lancés par des hommes que par des femmes, sont l'expression extravertie d'une forme de dévotion populaire :
la Vierge incarne le rôle d'une mère (à la fois la mère du Christ et celle de tous les catholiques), elle est la plupart du temps idéalisée en adolescente et on l'interpelle avec familiarité et tendresse. Sur le passage d'un paso, ces brancards processionnels sur lesquels trônent les Images, un cantaor (chanteur) installé sur un balcon improvise une saeta (littéralement une flèche) dédiée à l'Image titulaire.
Aussitôt, le cortège interrompt sa marche pour l'écouter et la foule rassemblée dans la rue observe un profond silence. Une saeta est un chant monodique, dédié au Christ ou à la Vierge, qui prend le plus souvent la forme d'une strophe de quatre ou cinq vers octosyllabes. Tout en cultivant l'aspect dramatique de la Passion du Christ, qu'elles soient des prières, des récits ou des louanges, les paroles sont personnalisées et s'adressent au caractère spécifiquement sévillan de l'Image.
Les saetas dédiées au Christ mettent surtout l'accent sur la douleur physique tandis que celles consacrées à la Vierge évoquent essentiellement sa tristesse de mère.
À l'origine, le cantaor n'était qu'un simple spectateur noyé dans la foule qui exprimait spontanément sa foi, puis des professionnels du Cante Jondo sont peu à peu venus chanter, souvent invités sur le balcon d'un notable, si bien que le caractère spontané de la saeta a commencé à s'amenuiser. La conduite des pasos par des porteurs appelés costaleros (tout moyen mécanique étant formellement proscrit) renforce l'humanisation et l'expression des Images : la démarche du Christ pourra paraître tout à tour hésitante ou décidée, et la Vierge pourra se laisser aller à une petite danse. En outre, les Images sont pour la plupart sculptées grandeur nature, c'est-à-dire à l'échelle humaine, et l'usage de postiches, introduit au XVIIIème siècle, notamment pour les cils et les dents (ces dernières en ivoire), accentue la vraisemblance.
Ainsi humanisées, les Images ont une existence propre et évoluent avec le temps, comme si elles étaient vivantes : des artistes locaux les reconvertissent, les restaurent et les remettent au goût du jour, car pour qu'une Image demeure signifiante, il est parfois nécessaire de la réajuster. Depuis que l'on a cessé de les sculpter avec leurs vêtements, les Images sont des statues à habiller : cela signifie que l'on peut introduire des nouveautés vestimentaires selon les modes.
Du coup, n'importe quelle Vierge a une garde-robe (la Macarena possède trois manteaux différents, et il lui arrive de porter le deuil, comme pour la mort du torero Joselito), avec des tuniques, des sous-vêtements, des robes, etc. Seules les femmes sont autorisées à la vêtir et on appelle camareras celles qui ont spécialement la charge de son habillement.
Par ailleurs, pendant toute la procession à travers la ville, la Vierge peut tenir dans ses mains les précieux bijoux qu'une femme de la confrérie lui a prêtés : cette tradition mêle à la fois l'humilité de se débarrasser de ses bijoux et la fierté de les avoir confiés à la Vierge.
Les Images sont tellement considérées comme des individualités riches de leur propre signification qu'elles ont parfois fait l'objet d'attentats : en 1932, parce qu'elle avait osé sortir dans la rue le jeudi saint, on tira au pistolet sur la Vierge de l'Étoile, comme si elle était vivante et comme si cela pouvait la tuer. Depuis, on la surnomme la Valiente, la Valeureuse.
Au cours de la même année, la Vierge de la Hiniesta fut visée par un incendie criminel parce qu'elle était la patronne de la municipalité.
Enfin, le phénomène de personnalisation des Images est entretenu par un certain nombre d'histoires qui circulent à leur sujet. Ces histoires ont souvent une dimension mythique, car en expliquant l'origine de l'Image, elles justifient son caractère personnel et unique. Ainsi, on raconte que le visage pathétique du Cachorro est celui d'un gitan qui vivait à Triana et qui fut mortellement blessé par une épée au cours d'une rixe. Le sculpteur Francisco Antonio Gijón aperçut le malheureux sur son lit de mort, et frappé par l'expression terrible de son visage, il la reproduisit aussitôt sur une feuille de papier avec un morceau de charbon, et s'en inspira ensuite pour la réalisation d'une nouvelle Image de Crucifié qu'on lui avait commandée. Aussi, lorsque le Vendredi saint de 1687, la confrérie du Patrocinio étrenna son nouveau Christ (le Christ de l'Expiration), tous les habitants de Triana crurent reconnaître le Cachorro.
Cependant, il suffit de comparer le visage du Cachorro avec celui, très analogue, du Christ de l'hôpital de la Charité, exécuté par Pedro Roldán en 1672 pour comprendre que le jeune Gijón fut surtout influencé par l'oeuvre de Roldán dont il avait été le disciple.
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Une référence urbaine et familiale. A Séville, les représentations de la Vierge ou du Christ sont omniprésentes dans la rue : azulejos (carreaux de faïence) peints à l'effigie d'un titulaire, petits retables suspendus aux murs des maisons, ou encore photographies et statuettes exposées dans les vitrines des boutiques (qu'il s'agisse d'un bijoutier, d'un marchand de chaussures) ou derrière un comptoir de bar. Chaque fois la représentation iconographique fait référence à une statue précise de la Semaine sainte (par exemple Notre Dame l'Espérance de la Macarena, Notre Seigneur de la Passion, etc.) signifiant par
la même occasion les affinités du propriétaire avec telle ou telle autre confrérie.
Bien entendu, chaque quartier affiche le portrait de son Christ ou de sa Vierge. Les boutiques des alentours de la rue San Jacinto (quartier de Triana) afficheront plus volontiers l'Image de la Vierge de l'Étoile ou de l'Espérance
de Triana ; celles de la rue Arfe (quartier de l'Arenal) l'Image de la Vierge
de la Charité, etc. De plus, un commerçant avisé sait qu'en étant exposée dans
sa vitrine, une Image suscitera un certain lien, que l'on peut qualifier de sentimental, avec le client, comme l'idée d'appartenir à la même communauté.
En devenant des emblèmes, les Images du Christ et de la Vierge acquièrent une signification qui dépasse largement celle des Évangiles. Chaque Image se
retrouve investie d'une nouvelle identité, qui va servir de repère : elle est personnalisée, titularisée, et honorée pour cela. La Hiniesta, la Vierge des Angoisses, la Macarena ou la Vierge du Refuge ne sont pas uniquement des représentations plastiques variées d'une même figure religieuse, en l'occurrence la Vierge Marie. Elles ne sont pas interchangeables, au contraire, car ce sont des entités individualisées qui canalisent chacune une dévotion et un sentiment d'indentification bien particuliers : la Hiniesta est la patronne de la municipalité, la Vierge des Angoisses est la mère des Gitans, la Macarena représente les habitants d'un quartier populaire, et la Vierge du Refuge est la protectrice des toreros du quartier de San Bernardo. Chaque catégorie de Sévillan peut se reconnaître à travers les Images, et c'est dans cette optique que,
par leur diversité, les processions de Semaine sainte nourrissent les
différentes mémoires et identités urbaines (sociales, familiales, professionnelles, ou ethniques) en les intégrant -en les unissant- chaque année au sein d'un même rituel. On va donc rendre un culte à telle Image parce que c'est la tradition familiale, ou parce que c'est la patronne du quartier où
l'on vit ou encore la patronne du métier que l'on exerce. Aussi, pour affirmer
sa dévotion, et donc exprimer un sentiment d'appartenance, on peut devenir
membre de la confrérie qui possède l'Image et prépare les différentes activités cultuelles. Les confréries de Semaine sainte s'organisent autour de la dévotion
à leurs Images titulaires.
Elles s'identifient donc à leurs Images au point d'être couramment désignées par le nom de leur Christ (le Grand Pouvoir, Passion, Calvaire, Christ de Burgos,
la Bonne fin, Amour, El Cachorro, les Peines.
ou encore la Soif) ou de leur Vierge (Hiniesta, Étoile, Amertume, Chandelière, Macarena, Espérance de Triana ou Solitude de saint Bonaventure). On peut remarquer que le nom de certaines Images de la Vierge pouvait se confondre
avec celui du quartier où elle réside : Espérance de Triana, Macarena, Solitude de San Lorenzo.
On peut rapidement observer à Séville une véritable dévotion vouée aux différentes images titulaires des confréries, et ce culte déborde le cadre
des processions de Semaine sainte. Ces statues de bois et de cire, qui ne sont parfois que des simulacres incomplets, se présentent comme des incarnations,
si bien que les Sévillans ont l'habitude de les assimiler à des personnes vivantes : chacun d'entre eux établit des relations très personnalisées avec
« son » Christ ou « sa » Vierge.
À caractère anthropomorphique(et anthropocentrique), cette personnalisation
du sacré est en fait indissociable de la culture andalouse : entre eux, les sévillans ne peuvent pas concevoir de relations sociales anonymes et purement fonctionnelles (l'usage de tutoiement est généralisé ainsi que celui des prénoms). Aussi entreprennent-ils des relations du même type avec les Images sacrées, qu'il s'agisse de la Vierge ou de son fils.
Frédéric MAILLAUT, « La dévotion aux Images de Semaine Sainte à Séville », Ethnographie de la Semaine Sainte de Séville, Université
de Paris X-Nanterre, octobre 1989, 200 pages.
http://ethnolyceum.wordpress.com/2008/05/01/la-devotion-aux-images-de-semaine-sainte-a-seville.